Ce texte a été écrit par Jean-Pierre Quazza, et publié initialement sur le site de l’IFAT en 2013

 

Face à la discréditation du leadership, fruit des soubresauts politiques de la première moitié du XXème siècle, face à la montée de la « responsabilisation du salarié-entrepreneur de lui-même » et de son impact négatif tant sur la sphère privée que la vie professionnelle ; Jean-Pierre QUAZZA montre que la conception bernienne du charisme est d’une très grande actualité pour que l’organisation réponde à son objet, c’est-à-dire mette en oeuvre son activité.

L’objectif de cette rubrique est de replacer les concepts théoriques berniens au sein de la famille des sciences humaines, et si possible de dégager les originalités, de  décrire les apports, de mentionner les liens et de dresser des parallèles.

1-Berne et les organisations

Eric Berne n’était pas d’abord un spécialiste des organisations. Son expérience en la matière se limitait à des expériences de consultant dans des hôpitaux et à une observation attentive des groupes qu’il conduisait comme thérapeute. En revanche, la lecture de son livre sur le sujet suggère une culture historique vaste et profonde. Sur le cas du leadership, il nourrit son exposé de nombreux exemples d’Assurbanipal à Napoléon et d’Aristote à Tocqueville…

Contrairement au développement des concepts cliniques,  Berne n’a pas véritablement forgé de concepts originaux pour la science des organisations. Cependant, il en a réinterprété beaucoup, en utilisant les apports de la philosophie, de la science politique, de la sociologie, ou de la psychosociologie. Après Berne, l’intervention transactionnaliste a connu deux périodes : durant quinze ans (1970-1985), elle s’est centrée sur les personnes (membres ou managers) en utilisant  des concepts identiques à ceux utilisés dans les groupes thérapeutiques, avec des limites consistant à s’abstenir d’intervenir sur les pathologies ou sur le scénario des personnes concernées. Ensuite, quand les concepts propres aux organisations ont été mieux partagés, des interventions plus structurellement organisationnelles se sont faites jour. C’est à la rencontre de ces deux approches que se situe le travail avec les leaders.

2-Retour sur les sciences humaines : les sciences de l’organisation.

De tous les apports possibles nous n’en retiendrons ici que deux, les sciences de l’organisation et la philosophie/sociologie politique.

L’apport des sciences de l’organisation.

La littérature scientifique concentre son approche sur  trois  domaines :

le domaine des caractéristiques personnelles ou psychologiques, à partir d’études de cas le plus souvent tirées de la vie des « grands leaders » qui ont marqué de leur réussite la vie de leur organisation. C’est ainsi que des dizaines (et plus probablement des centaines) de livres font état de caractéristiques particulières qui vont de la capacité du leader à communiquer une vision à l’intelligence des situations complexes. Bien entendu, la possession, sinon la maîtrise de ces longues listes de qualités demeure un idéal rarement accessible.

Le domaine du style de leadership : de nombreux auteurs des années 50 à 70 (Likert, Mac Gregor, Blake et Mouton) ont insisté sur le fait que certains styles de commandement, en particulier les styles participatifs ou démocratiques étaient plus efficaces que d’autres.

Le domaine de l’adaptation : à partir d’une critique de la théorie des styles, les théoriciens de l’approche contingente (Fiedler, Hersey et Blanchard) ont montré que c’était moins le style qui importait que sa bonne adéquation à la situation du de l’organisation ou aux circonstances extérieures ou encore à la maturité des membres du groupe à diriger.

Enfin lorsque la question du leadership a commencé à se poser comme une question pratique au sein des organisations, et spécialement des entreprises, un autre débat s’est fait jour, qui a dépassé le cadre de la recherche scientifique pour irriguer le public des grandes organisations: convient-il de considérer le leadership comme une « science » qui ne s’applique qu’à un petit nombre de personnes, soit parce qu’elles occupent des positions à la tête d’organisations de taille conséquente soit parce qu’elles manifestent de manière visible des qualités  exceptionnelles, ou bien doit-on considérer que tout membre du groupe possède en lui-même des « ressources de leadership » qu’il convient de développer et de laisser s’épanouir ? On voit bien que la réponse à cette question n’est pas tant d’ordre scientifique que philosophique ou idéologique.  On retrouvera plus bas cette question lorsque nous aborderons le leadership chez Berne.

3-Le Leader bernien.

Dans la mesure où Berne cherche ses exemples dans l’histoire,  il est conduit à privilégier le rôle du leader plutôt que de s’intéresser à ses caractéristiques. Il mentionne certes que celui-ci est doté de qualités exceptionnelles, et qu’il devrait idéalement réunir les caractéristiques du leadership responsable (l’autorité conférée par la légitimité institutionnelle), du leadership effectif (la capacité à diriger), et du leadership psychologique (l’influence sur l’esprit des membres).

Mais il a tendance à se concentrer sur la capacité du leader à gérer de manière la plus appropriée les frontières et la culture de l’organisation ainsi que la possibilité institutionnelle, renforcée par une capacité personnelle, à utiliser un système de sanctions et de récompenses, et cela, énonce-t-il, « de manière irréversible ». On pourrait dire que d’une certaine manière Berne a tendance à « dé-psychologiser » le leadership pour se concentrer sur son rôle et ses missions. A ses yeux, l’une des principales pathologies des organisations et de groupes réside bien dans l’incapacité du leader responsable à remplir ce rôle.

Ajoutons enfin que cette conception du leader l’aide à formuler des hypothèses sur la création de la culture des organisations : le leader primal, le fondateur du groupe ou de l’organisation, s’il a bien rempli son rôle et s’il possède effectivement les caractéristiques exceptionnelles dont il parle, devient un façonneur et un transmetteur de la culture, en particulier au travers du souvenir, de l’histoire qui s’écrit après sa mort, quand les évènements auxquels il a contribué acquièrent valeur de mythe, et que sa personne est honorée comme fondateur que Berne appelle un Evèhmère.

4. Retour sur les sciences humaines : la sociologie et la philosophie.

C’est entre les deux guerres, au moment où Berne forme sa propre pensée, que Max Weber développe ses idées sur le charisme du chef.

Comme Berne, il retient de nombreux exemples dans l’Histoire pour illustrer le fait que le charisme constitue un élément important de la structuration sociale. Si Weber voit bien la dimension problématique d’un charisme politique qui peut mener à des formes subjectives et « césaristes » de l’exercice du pouvoir, il juge néanmoins que cela est préférable à un anonymat sans visage où la responsabilité politique se camouflerait derrière l’organisation toute puissante. Pour lui, ce charisme est lié au caractère personnel et extra-ordinaire, extra-quotidien du chef. En même temps il dresse une typologie des origines du charisme, qui soutiennent en quelque sorte sa légitimité :

La tradition, qui fonde le caractère normatif de la domination sur l’expérience, les usages et la sagesse des anciens.

La rationalité qui engendre des règles justifiables et explicables en droit.

La croyance dans les qualités exceptionnelles des dirigeants, qui suscitent un attachement émotionnel chez les membres de l’organisation.

Plus récemment, Jean-Claude Monod, qui enseigne la philosophie à l’Ecole Normale Supérieure de Paris, a poursuivi la réflexion de Max Weber.

Il note très justement que les théoriciens du pouvoir et de l’autorité ont voulu sortir le leadership de la sphère familiale et plus spécialement de la conception phallocentrique qui semblait lui donner son assise. Certes les soubresauts politiques de la première moitié du XXème siècle (avènement du stalinisme, des fascismes et du nazisme) ont semblé avoir durablement éloigné la réflexion politique d’une forme de pouvoir charismatique discréditée par ces régimes. Monod indique également que la disparition (provisoire ?) des « petits chefs » dans les organisations n’a fait qu’ouvrir la voie aux effets pervers d’une « responsabilisation » d’un salarié-entrepreneur-de-lui-même, en permanence soumis aux exigences de son « autonomie », et de son « implication » dans un « accomplissement de soi » qui constituent autant d’étapes sur le chemin de la « performance » et de la culpabilité. Ainsi la disqualification du « chef distant et tyrannique » aurait certes conduit à un « affaiblissement de la culture de l’autorité », mais au prix d’ « un empiètement sur la surface de vie privée, (d’un) effacement de la frontière du travail et du non-travail, (et d’) une introjection psychologique de contraintes autrefois assumées par l’autorité elle-même ».

Monod suggère plutôt d’en revenir à un leadership  désintriqué de la figure du père , mais doué d’un charisme de fondation, de libération et de justice qui seul a la capacité de faire exister une « figure, personne ou source à laquelle on peut se fier, à laquelle on peut accorder confiance… ».

Au passage, Monod suggère que cette restauration du charisme permettrait d’éviter à la fois le risque d’anonymat des organisations tentaculaires et oppressantes et l’angoisse d’une société totalement dépourvue d’autorité.

 5. Actualité de Berne sur le leadership.

Il est clair que la conception bernienne du leader le situe du côté du charisme. Son leader primal, devenu Evèhmère pour les générations suivantes, manifeste les caractéristiques du charisme de fondation mentionné par Monod. De même, sa distinction entre leader responsable, leader effectif et leader psychologique rappelle fortement les sources weberiennes de la légitimité du charisme. Berne ne manque d’ailleurs pas de rappeler que ces trois types de leadership « peuvent » se trouver réunies chez un même individu.

Au total, cette mise en perspective des idées de Berne sur le leadership nous montre une très forte actualité de sa pensée au regard des problématiques actuelles. Le rôle et la fonction du leader le placent en quelque sorte en clef de voûte, que ce soit par rapport à la culture organisationnelle et à son évolution, ou par rapport à la régulation des forces dynamiques internes ou externes pour faire en sorte que l’organisation réponde à son objet, c’est-à-dire mette en oeuvre son activité.

A ce titre, ces idées constituent un ancrage pour les interventions des Analystes Transactionnels, en particulier pour rappeler qu’un leader est une personne réelle qui a une relation réelle avec les membres de son groupe ou de son organisation, et qui prend la responsabilité, et le risque, de focaliser sur sa personne leurs besoins et leurs craintes et d’exiger que les buts du groupe et de l’organisation soient poursuivis. Si ce n’est pas le cas, le groupe ou l’organisation deviennent anomiques, les liens se dissolvent, la culpabilité survient au travers de la « performance internalisée », et la recherche des boucs émissaires constitue un mode habituel de résolution des difficultés.

Berne et le cas du Leadership

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