Auteurs : Brigitte Evrard – TSTA Psychothérapie, Jean-Pierre Quazza – CTA Organisation
Avec l’idée de contribuer au remplacement du principe darwinien de compétition par un projet ouvert sur un espoir d’entraide et de coopération, nous nous proposons de revisiter la notion de reconnaissance en Analyse Transactionnelle, en nous appuyant sur les travaux que nous avons menés au cours de ces dernières années au sein d’un séminaire de recherche.
Éric Berne a placé cette question de la reconnaissance à l’articulation de l’intrapsychique (protocole, scénario) et du relationnel (signes de reconnaissance). Cependant, sa première préoccupation a été de savoir comment il était possible de maintenir la cohérence des Etats du Moi, et pour ce faire, il a émis l’hypothèse qu’un flux continu de stimulations était nécessaire. De là, il s’est intéressé aux signes de reconnaissance, principalement sous l’angle de leurs effets stimulants, comme une sorte de contrepartie psychologique aux stimulations neurologiques. Dans cette perspective, il consacre un assez long développement à la quantification de ces « signes », la quantité́ étant ici censée représenter la garantie d’une source certaine et satisfaisante de stimulations. Bien entendu, ce glissement du concept de reconnaissance à sa sémiologie (c’est à dire les « signes » qui sont censés la manifester), n’est pas sans conséquences. En particulier, Berne a largement « enjambé » la question de la nature et de la fonction constitutive de la reconnaissance. A titre d’exemple, lorsqu’il évoque les travaux de René Spitz, c’est principalement sous l’angle du risque de la déprivation et du « flétrissement de la moelle épinière ». Il ne semble pas retenir un autre élément essentiel dans l’argumentaire de Spitz, qui est l’importance essentielle du rapport à cet autrui significatif qu’est la mère. Par ailleurs, les neurosciences nous apprennent comment nous avons été́ en relation avec une personne particulière, comment elle nous a « impacté », et comment ces souvenirs peuvent être réactivés lors de la perception de toute personne ou situation d’aujourd’hui qui y est similaire. Il ne s’agirait donc pas de considérer les signes de reconnaissance comme de simples « messages-entité́s-mesurables » envoyés par un Etat du Moi d’un parent vers un Etat du Moi de leur enfant, mais comme des processus complexes, à la fois produits et origines d’apprentissages commencés dès le début de la vie au cœur de la relation avec l’entourage.
Par ailleurs la psychanalyste américaine Jessica Benjamin a montré que les phénomènes de reconnaissance, en particulier au sein de la relation mère/enfant, étaient en réalité des processus réflexifs, comme un phénomène dialectique d’échanges réciproques qui est aussi créateur de sens.
Dans nos réflexions, nous avons mis en lumière le fait qu’à chaque étape du développement de l’enfant, le processus de reconnaissance est mobilisé pour donner du sens à ce qui est vécu, pour autant que cela advienne au sein d’une relation réciproque avec un autrui significatif.
Enfin, cet « autrui significatif », ainsi que les formes de reconnaissance recherchées, peuvent changer assez considérablement entre la naissance et l’adolescence.
L’entrée dans l’âge adulte constitue une autre étape, à la fois physiologique, sociale et symbolique. Comme l’a indiqué Herbert Mead (qui a inspiré Berne à propos des jeux), la personne accède alors à une identité morale au travers de ce qu’il nomme l’« autrui généralisé ». A ce stade, l’individu est en quelque sorte en lutte pour la reconnaissance de sa contribution spécifique par ses pairs. Mais il acquiert également un droit à la reconnaissance en tant que personne, droit qu’il doit d’ailleurs défendre, expérimentant dans le même temps un « déni de reconnaissance » toujours possible. Pour le philosophe Axel Honneth, c’est cette tension entre ce droit et ce risque de déni qui fonde la solidarité anthropologique des humains.
Ainsi, à l’âge adulte, la reconnaissance peut quitter les territoires archaïques des relations exclusives pour insérer le sujet au sein du groupe social. Notre hypothèse est qu’une reconnaissance suffisante au cours des étapes du développement laisse espérer la possibilité de « reconnaissances coopératives » à l’âge adulte. Si les formes de la reconnaissance changent au fil de la vie, l’espoir de reconnaissance, lui, ne disparaît jamais.
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